Le Maghreb par elles :
trois époques, trois récits
On entend fréquemment parler du Maroc de Youssef Ibn Tachfine, de l’Algérie de l’émir Abdelkader, et de la Tunisie de Habib Bourguiba. Ces figures masculines sont systématiquement associées à l’histoire de ces nations, comme les bâtisseurs visibles d’une région complexe. Cependant, combien de fois avons-nous entendu des noms féminins pour représenter les pays du Maghreb ? L’effacement de la mémoire féminine de ces récits ne relève pas seulement d’une omission, mais d’un véritable occultation historique
L’histoire commune de ces trois pays est souvent présentée à travers le prisme des conquêtes et des royaumes façonnés par des hommes. Pourtant, il existe un récit parallèle, souvent marginalisé, voire délibérément négligé : celui des femmes qui, à leur manière, ont imprimé leur marque sur le tissu historique de la région. N’est-il pas fascinant de constater que des femmes, à des moments cruciaux, ont joué un rôle central dans des événements qui ont forgé le destin des nations maghrébines ? Les échos de leurs voix se font entendre à travers les récits de nos grands-mères qui ont marché lors de la Marche Verte au Sahara en 1975, aux côtés de leurs compatriotes masculins. Ou encore dans l’engagement inébranlable des femmes algériennes qui ont lutté au sein des maquis et des réseaux clandestins pendant la guerre d’indépendance face à l’oppresseur colonial français. Ces femmes ont été pour leurs nations, des piliers invisibles de la résistance, tout comme celles qui, en Tunisie, ont soutenu des figures emblématiques comme Gisèle Halimi dans la bataille pour les droits fondamentaux des femmes, créant des révolutions silencieuses dans les sphères législatives et sociales.
Réécrivons l’Histoire avec la profondeur et l’amplitude qui lui sont dues. Car il convient de le rappeler : les femmes ne sont ni absentes, ni en retrait. Elles sont les protagonistes oubliées du récit maghrébin, ancrées dans chaque transformation sociopolitique. Leur contribution est souvent discrète, mais essentielle, car sans elles, de nombreux mouvements auraient échoué ou perdu leur élan. Les récentes recherches en sciences sociales, notamment celles portant sur les études de genre et l’historiographie postcoloniale, réévaluent leur place dans les grands récits nationaux. Ces travaux démontrent que l’histoire, telle qu’elle nous a été transmise, n’est qu’une version partielle voire partiale, et qu’il est indispensable de réintroduire ces figures féminines au centre des analyses historiques.
Vous êtes alors invités à voyager à travers trois époques distinctes, démontrant que le pronom “elle” n’a jamais attendu les combats modernes pour les droits des femmes pour s’imposer. Il est temps de regarder au-delà des récits héroïques classiques et de reconnaître que trois nations ont connu leurs heures de gloire lorsque le destin reposait aussi dans les mains de femmes audacieuses.
N’en déplaise aux sceptiques, c’est une femme qui, sans fracas, a fondé la première université du monde encore en activité.
Fatima al-Fihriya, née au sein d'une famille aisée à Kairouan, en Tunisie, a marqué l'histoire par un acte d'une envergure intellectuelle et spirituelle rare pour l'époque. Héritant d'une fortune considérable à la mort de son père, elle choisit de consacrer cette richesse à l'édification d'une institution qui transcenderait les simples fonctions religieuses : la mosquée Al-Qarawiyyîn, fondée en 859 à Fès, au Maroc. Ce lieu, sous sa direction, devient rapidement un centre majeur d'éducation, préfigurant les modèles d'universités qui fleuriront plus tard en Europe.
Le caractère visionnaire de Fatima al-Fihriya se manifeste dans le soin qu'elle apporte à la construction de l'édifice. Elle veille à ce que chaque étape respecte une stricte conformité avec les principes islamiques, en extrayant des matériaux d'un terrain adjacent pour garantir leur licéité religieuse (halal). Cet acte témoigne non seulement de sa piété mais aussi de son désir de bâtir une institution intègre, tant sur le plan matériel que spirituel, ce dernier se reflétant dans le jeûne qu'elle observe tout au long des travaux.
L'université Al-Qarawiyyîn, sous l'impulsion de Fatima, s'est distinguée par son approche pluridisciplinaire. Contrairement aux autres centres d'enseignement religieux de l'époque qui se concentrent essentiellement sur l'étude du Coran, Al-Qarawiyyîn enseignait également la grammaire, les mathématiques, l'astronomie, et la médecine. Ce modèle éducatif avant-gardiste a attiré des figures intellectuelles majeures telles qu'Ibn Khaldoun, le pionnier de la sociologie et historien, ou encore Maimonide, le célèbre philosophe et théologien juif. Ces personnalités ont contribué à faire de cet établissement une référence intellectuelle d'envergure internationale, dépassant largement les frontières du monde musulman pour influencer les sphères savantes européennes.
L'influence d'Al-Qarawiyyîn ne s'est pas limitée à la région maghrébine. L'université a accueilli des intellectuels européens comme Gerbert d'Aurillac, qui deviendra plus tard le pape Sylvestre II. Ce dernier y a acquis des connaissances mathématiques avancées, dont l'introduction du chiffre zéro en Europe, un concept fondamental qui allait révolutionner les mathématiques occidentales. En reliant les savoirs de l'Orient et de l'Occident, Fatima al-Fihriya a forgé un véritable pont intellectuel entre deux mondes, préfigurant les grandes universités européennes telles que celles de Bologne et Oxford.
Comme l'indiquent les rapports de l'UNESCO et de l’Oxford Business Group, Al-Qarawiyyîn est aujourd'hui reconnue comme la plus ancienne université en activité dans le monde, un titre qui témoigne de la pérennité de son modèle éducatif et de l'ampleur de l'héritage intellectuel laissé par Fatima al-Fihriya. Selon les travaux de Ǧūrǧ al-Maqdisī, les structures administratives et pédagogiques des madrasas islamiques ont joué un rôle clé dans l'émergence des universités occidentales. Al-Qarawiyyîn, avec son approche pluridisciplinaire unique pour l'époque médiévale, a non seulement influencé les méthodes d'enseignement, mais aussi les fondements mêmes de l'organisation universitaire en Europe, contribuant ainsi à l'essor de la connaissance dans le monde. Fatima al-Fihriya, en érigeant cette université, a non seulement offert à sa communauté un espace de savoir, mais a également initié un dialogue intellectuel intercivilisationnel.
Si vous imaginez la femme algérienne repliée sur elle-même, silencieuse face à la colonisation, vous commettez une méprise. Ce stéréotype ne résiste pas à l’histoire.
Née en 1830 dans le village de Werja, en Haute Kabylie, Lalla Fatma N’Soumer s’impose dès son jeune âge comme une figure singulière dans l’histoire de la résistance algérienne. Alors que la colonisation française avance inexorablement, elle se distingue par une posture inébranlable de défiance. Issue d’une famille pieuse, Fatma bénéficie d’une éducation coranique dans la zaouïa dirigée par son père, un fait exceptionnel pour une femme dans une Algérie encore marquée par un conservatisme rigide. Dès l’âge de 20 ans, elle rompt avec les traditions patriarcales en refusant un mariage forcé, un geste qui révèle son esprit indomptable et sa volonté de se soustraire aux conventions sociales. Cela lui vaudra le nom Fatma N’Ouerdja un terme utilisé chez les kabyles pour décrire les femmes qui refusent de se conformer à certains usages.
Surnommée la Prophétesse du Djurdjura, Fatma N’Soumer devient, dans les années 1850, une figure incontournable de la résistance kabyle contre les forces coloniales françaises. Elle s’allie avec Chérif Boubaghla, un leader de la révolte populaire, et devient une stratège émérite, galvanisant des milliers de combattants. À la tête d’une armée de 5000 moudjahidin, elle inflige une défaite cinglante aux troupes françaises lors de la bataille du Haut-Sebaou en 1854, malgré une infériorité numérique flagrante. C’est cette victoire qui cimentera sa légende, en faisant d’elle un symbole de la résistance féminine contre l’oppression française. « La sainteté de la prophétesse est universellement connue (…) elle sait (…) conjurer tous les périls, et peut, s’il lui plaît, faire reculer l’invasion française ! » écrit Émile Carrey en 1857.
La capture de Fatma N’Soumer en 1857 par les troupes françaises marque la fin d’une résistance militaire organisée en Kabylie, mais son empreinte demeure. Emprisonnée jusqu’à sa mort en 1863, son nom continue de résonner dans la mémoire kabyle, où des poèmes et chants berbères, à l’image de ceux de Samar Nour, relatent son courage et son sens stratégique. Le transfert de ses restes en 1995 au cimetière des martyrs d’Alger constitue une reconnaissance nationale de son rôle dans la lutte pour la liberté, un hommage appuyé qui reflète la place qu’elle occupe désormais dans l’historiographie algérienne contemporaine. Lors du mouvement du Hirak en 2019, son image refait surface, inspirant des générations de femmes algériennes, rappelant que la lutte pour la liberté a toujours inclus des voix féminines audacieuses et stratèges.
Plus récemment en 2007, la présidence algérienne sous limpulsion de Bouteflika rend un hommage à ces femmes à l’occasion de la Journée Internationale de la Femme : « La femme algérienne a, au fil du temps, relevé bien des défis. De Lalla Fatma N’Soumer à Hassiba Boulmerka, en passant par les vaillantes moudjahidate et les femmes martyrs de la tragédie nationale, l’Algérienne a forcé le respect par son courage, sa résistance et son héroïsme. ».
Quand on évoque la situation des femmes dans le Maghreb, la Tunisie fait souvent figure d’exception.
Tawhida Ben Cheikh incarne une rupture historique dans un Maghreb encore sous le joug colonial. Première femme médecin du monde arabe, elle s’impose dès les années 1930 comme une figure incontournable de la modernisation sanitaire de la Tunisie. Née en 1909 à Ras Jebel, elle brave les interdits sociaux et familiaux pour poursuivre des études de médecine à Paris, soutenue par sa mère Halouma Ben Ammar, dont l’audace inspire. À cette époque, l’idée même qu’une femme voyage seule pour étudier suscite l’opposition féroce de ses proches. Mais nous le savons : les frontières sont bien souvent celles que nous laissons se dresser en nous. Sous l’impulsion de cette vision émancipatrice, Tawhida ouvre son cabinet de pédiatrie à Tunis, devenant rapidement le médecin des pauvres, œuvrant pour ceux que l’histoire laisse à la marge.
Plus qu’une simple praticienne, Ben Cheikh révolutionne le statut des femmes en Tunisie. Engagée dans les luttes féministes, elle prend les rênes du premier magazine féminin tunisien Leïla en 1937 et milite pour les droits des femmes à l’autonomie et à la santé. Elle dirige également des services gynécologiques, introduit le planning familial en Tunisie et crée la première clinique spécialisée dans le contrôle des naissances, à une époque où aborder ces questions relève encore du tabou. Cette femme d’action discrète, comme la qualifie sa fille, marquera durablement la société tunisienne par son combat pour la libération des femmes, non seulement sur le plan politique, mais aussi par sa contribution indélébile à leur émancipation sociale.
L’héritage de Tawhida Ben Cheikh est immortalisé non seulement par ses réalisations médicales et humanitaires, mais aussi par les multiples hommages posthumes. En 2020, en pleine pandémie de Covid-19, la Banque centrale de Tunisie émet un billet de 10 dinars à son effigie, un symbole fort qui rend hommage à l’ensemble du corps médical, en première ligne dans la lutte contre la pandémie. Au-delà de cette reconnaissance symbolique, elle demeure une pionnière dont le nom résonne dans les corridors de la médecine et des luttes féministes, inscrivant la Tunisie dans la modernité.
Ainsi, je souhaite ajouter qu'il est essentiel d’être lucide et de reconnaître que la condition des femmes dans nos sociétés est marquée par une marginalisation systématique et parfois teintée de subtilité. Trop souvent, leurs contributions sont minimisées, voire ignorées, dans les récits historiques et culturels que nous choisissons de conserver. Cette omission n'est pas seulement un oubli ; elle témoigne d'une résistance à accorder aux femmes la place centrale qui peut leur revenir. Pourtant, leur force, leur patience et leur savoir ont façonné les nations. Repenser notre histoire et notre présent avec honnêteté implique de restituer ces voix, non pas par condescendance, mais par justice. Mais je le vois, petit à petit, la femme rejoint sur la même estrade l’homme sur le chemin de la reconnaissance qu’elle a eu à travers de l’Histoire.
Sources
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